mardi 3 avril 2012

Les six oranges (Trieste)


Tout a commencé via xxx, chez le marchant de quatre saisons. Depuis deux jours, je ne mange que des saucisses et de la choucroute et je rêve de fruits... Je lui achète une demi-douzaine d’oranges et un kilo de clémentines. Sur le chemin de l’hôtel, je m’arrête devant la vitrine d’un libraire. Un mendiant me pose une  main sur l’épaule :

- Dottore !
- …
- Lei non mi riconosce ? Sono Claudio, il figlio di Mauro Ceriani…
- Pero…
- Dottore, La prego. Non ho mangiato da due giorni… Lei non potrebbe…

Et là, plutôt que de l’envoyer promener, ce qui aurait pu être mon premier réflexe, je lui offre une orange. Il l’étudie attentivement, en la faisant tourner entre ses doigts, lentement, comme un jongleur.

- Sono arance da Sicilia.
- Davvero! Grazie Dottore…

Et il s’éloigne sans lever les yeux de son orange, en marmonnant « da Sicilia... ».

La scène se déroule sur l’esplanade de San Antonio Thaumaturgo, à l’extrémité du grand canal. En cette après-midi pluvieuse, les nombreux Maliens qui arpentent la place à longueur d'année vendent des parapluies. Ils n’ont rien perdu de la scène. L’un d’eux s’approche de moi d’un pas précipité.

- Signor, Signor ! fait-il en me tendant un parapluie.

Il n’a pas son sourire habituel. De fait, il regarde mon sac d’oranges avec insistance. Son code de conduite lui interdit-il de mendier? Il est manifestement dans l’embarras. Il n’a aucunement envie que je lui achète un parapluie – il voudrait que je lui offre une orange, mais ne sais pas comment s’y prendre.

Je plonge la main dans le sac et j'en sors une nouveau fruit. Je vois aussitôt accourir ses trois amis. Il n’est plus question de parapluies. Ils me tendent tous la main en faisant de grands sourires.

- Elles sont de Sicile.

En m’entendant m'exprimer dans une langue familière, ils sourient de plus belle :

- De Sicile ? Des oranges de Sicile ! Merci Monsieur de Sicile !

Au bord de l’hilarité, ils repartent aussi vite vite qu'ils sont venus et je reste seul au milieu de la place, comme un arbre après la cueillette. Il ne me reste qu’une orange; le hasard fait bien les choses.

Ce soir-là, je me promène sur le corso Matteotti, entre deux bars. Je suis de bonne humeur. Au loin, j’entends les joyeux ronflements de l’accordéon. Un groupe de Gitans fait la sarabande sous les arcades. Ils sont cinq : une trompette, un tambourin, deux accordéons et une casquette. Au passage, je leur donne une pièce d'un Euro. A peine ai-je pas fait deux pas, j’entends qu’on m’interpelle:

- Signore ! Signore !

Je me retourne. Roublard, l’homme à la casquette me montre ses quatre comparses et d'un air désolé, me lance :

- Siamo cinque ! Cinque !

Ses copains l'encouragent, en m'adressant de grands sourires édentés. Quelque chose me dit que pour ces virtuoses du racolage, des oranges n’auraient pas suffi.