jeudi 5 avril 2012

Duino

Le château des Türn und Taxis
Aujourd'hui, je visite le château de Duino, où a séjourné Rainer Maria Rilke en 1913. C'est ici qu'il écrivit les deux premières élégies de son célèbre cycle, où les anges de l'Apocalypse côtoient la figure maternelle de la Princesse de la Tour et Taxis, sa protectrice. Chemin faisant, mes souvenirs me ramènent à mes années d'internat. Il y avait dans notre maison un garçon d'une timidité maladive qui chaque jour à la même heure venait acheter des Bounty au bar de la salle de jeux. Je le revois sortir une pièce de son petit porte-monnaie en cuir et demander "deux Bounty" de sa voix de crécelle. Solitaire, inaccessible même à la curiosité la plus bienveillante, il a passé toutes ces années dans la salle d'étude, enfermé dans un mutisme presque monacal que ne venait troubler, à intervalles réguliers, que l'achat de friandises. Les vêtements étriqués et la componction de celui que nous surnommions Bounty le plaçaient d'emblée dans le camp des catholiques mal dans leur peau qui étaient légion en classe de troisième. Mais à la différence de tous les autres, les trois dernières années de pensionnat ne l'avaient pas déluré, bien au contraire et au fil du temps, il était devenu une espèce d'anomalie, un anachronisme.  

Quelques années plus tard - j'étais en khâgne - je l'ai croisé chez un marchand de vin, près du pont de l'Alma. Il s'était un peu détendu avec l'age. Nous avons échangé des nouvelles - la conversation n'a duré que quelques minutes mais nous avons plus parlé ce jour là que pendant les deux années que nous avions passées sous le même toit. Finalement, je lui ai demandé où il comptait passer ses vacances.

- Chez les Türn und Taxis, me répond-il de sa voix sur-aigüe.

Les Türn und Taxis! Bounty chez les Türn und Taxis... Je n'en revenais pas.
 
Bounty?!
Et aujourd'hui, en visitant les appartements du château de Duino, je redécouvre cette photo de Rilke, prise peu de temps après sa sortie de l'Académie Militaire. Les cheveux coupés ras, le regard aqueux, les oreilles décollées, le haut front carré: c'est Bounty! Quant à la question qui se pose logiquement après un rapprochement aussi fulgurant - Rainer Maria Rilke a-t-il pu être, dans son enfance, un canard boiteux? - la réponse est évidement oui! On ne devient pas poète en faisant le kakou au bar de l'internat et en jouant au ping-pong.

Je ne sache pas que Bounty soit devenu un grand poète, mais il vaudrait la peine de vérifier...