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Peppino Impastato (1948-1978) |
Il y a la Sicile grecque, la Sicile normande, la Sicile
baroque et, plus proche de nous, il y a la Sicile tragique.
Contexte : « Qui, c’e gente buona e gente cattiva » :
le gentils et les méchants – pas besoin de vous faire un dessin. Les méchants
ont fait le choix d’être méchants – un choix existentiel, qui les engage pour
toute leur vie, et qu’ils assument fièrement - et les gentils sont assez sensés pour comprendre la différence.
Pendant près d’un siècle, les gentils et les
méchants ont coexisté, plus ou moins pacifiquement, en « association ». Les gentils vivaient sous la botte
des méchants, sans rien dire, sans même pousser un gémissement – le Sicilien ne
se plaint jamais de rien, de grave ou de futile, c’est une antithèse du
Français - à quoi reconnait-on un Sicilien qui a une rage de dents ? Au fait qu’on
ne s’en rend même pas compte. Quant aux méchants, ils se sont arrangés avec l’état italien – cette blague d’un gout douteux, piémontais
- pour qu'on les laisse en paix.
La loi du plus fort, qui est la loi du plus
méchant, a été la seule loi, en Sicile, pendant plus d’un siècle. Mais depuis les années 80, rien ne va plus.
Il y eut d’abord les précurseurs : le franc tireur
communiste (Impastato †1978), le général des Carabinieri (Dalla Chiesa †1982),
la bande des magistrats pugnaces, auteurs des maxi-procès (Chinnici †1983,
Falcone †1992, Borsellino †1992), le premier entrepreneur à refuser
publiquement de payer le pizzo (Grassi †1991) le premier prêtre qui osa prêcher contre la mafia (Don Puglisi †1993), etc. Qu’avaient-ils en
commun ? Ils savaient tous, sans exception, qu’ils y laisseraient la vie. Des
héros, sans illusions.
Et depuis, c’est l’hécatombe.
Des centaines, des milliers de mafieux arrêtés,
condamnés et emprisonnés, qui attendent la phase terminale de leur cancer, dans
leur cellule, sur le continent, pour que la loi magnanime les autorise à
rentrer mourir sur leur île, et des dizaines, des centaines de citoyens
et de magistrats assassinés, toujours selon les deux mêmes méthodes: voiture piégée après le
petit déjeuner pour les hauts fonctionnaires, une balle dans la nuque, au milieu
de la nuit, pour tous les autres. Morts en héros, sans illusions.
Et ça continue. Et malgré la mobilisation
croissante de la société civile, corps enseignant, associations, étudiants et
église catholique en tête, ce n’est pas près de s’arrêter.
Je suis en Sicile depuis un mois et demi. La presse
insulaire ne parle que de ça, tous les jours. Des assassinats, des procès, et
des héros. Est un héros, en Sicile, celui qui prend publiquement position
contre Le Système (il n’y en a pas deux), sachant qu’il va très probablement y
laisser la peau.
Le dernier en date, celui qui focalise tous les
espoirs et les appréhensions, c’est le président Crocetta, élu fin 2012 à
la tête de la Région Sicile (une espèce de chef de l’exécutif local, avec des
pouvoirs de préfet). Un original : communiste – une plante rare, en Sicile -
premier maire italien à avoir déclaré son homosexualité, adversaire déclaré de
la mafia, rescapé de deux attentats à la bombe.
Ses deux prédécesseurs au poste de président de la
Région Sicile sont aujourd’hui en prison, avec la moitié de leur famille, pour
association mafieuse.
Bien sûr, il y a les cyniques (il faut être idiot
pour ne pas être cynique, en Sicile) :
- Il est vendu, comme tous les autres…
- Comment ça ?
- Il n’aurait pas pu se faire élire autrement… Un
communiste, homosexuel ! En Sicile?
- On ne peut pas savoir…
- Non, on ne peut pas savoir.
- Sauf…
- … s’il meurt dans un attentat. Comme ça, on
saura.
Sicile tragique.